LA LEÇTURE DE KAFKA
Maurice Blanchot
Kafka a peut-être voulu détruire son œuvre, parce qu'elle
lui semblait condamnée à accroître le malentendu universel.
Quand on observe le désordre dans lequel nous est livrée cette
œuvre, ce qu'on nous en fait connaître,ce qu'on en dissimule,
la lumière partiale qu'on jette sur tel ou tel fragment, l'épar
pillement de textes eux-mêmes déjà inachevés et qu'on divise
toujours plus, qu'on réduit en poussière, comme s'il s'agissait
de reliques dont la vertu serait indivisible, quand on voit cette
œuvre plutôt silencieuse envahie par le bavardage des commen
taires, ces livres impubliables devenus la matière de publications
infinies, cette création intemporelle changée en une glose de
l'histoire, on en vient à se demander si Kafka lui-même avait
prévu un pareil désastre dans un pareil triomphe. Son désir a
peut. être été de disparaître, discrètement, comme une énigme
qui veut échapper au regard. Mais cette discrétion l'a livré au
public, ce secret l'a rendu glorieux. Maintenant, l'énigme s'étale
partout, elle est le grand jour, elle est sa propre mise en scène.
Que faire?
Kafka n'a voulu êt ' re qu'un écrivain, le Journal intime nous
le montre, mais le Journal achève de nous faire voir en Kafka
plus qu'un écrivain; il donne le pas à celui qui a vécu sur celui
qui a écrit c'est lui désormais que nous cherchons dans son
œuvre. Cette œuvre forme les restes épars d'une existence
qu'elle nous aide à comprendre, témoin sans prix d'un destin
d'exception qui, sans elle, fût resté invisible. Peut,être est,ce
l'étrangeté de livres comme Le Procès ou Le Château de nous
renvoyer S,ans cesse à une vérité extra-littéraire, alors que nous
commençons à trahir cette vérité, dès qu'elle nous attire hors
de la littérature avec laquelle elle ne peut pourtant pas se
confondre.
Ce mouvement est inévitable. Tous les commentateurs nous
supplient de chercher dans ces récits des récits les événements
ne signifient qu'eux-mêmes, l'arpenteur est bien un arpenteur.
Ne substituez pas « au déroulement des événements qui doit
être pris comme un récit réel des constructions dialectiques »
(Claude-Edmonde Magny). Mais quelques pages plus loin : on
peut « trouver dans l'œuvre de Kafka une théorie de la respon
sabilité, des vues sur la causalité, enfin une interprétation d'en
semble de la destinée humaine, suffisamment cohérentes toutes
trois et assez indépendantes de leur forme romanesque pour
supporter d'être transposées en termes purement intellectuels 1 ».
Cette contradiction peut paraître bizarre. Et il est vrai qu'on a
souvent traduit ces textes avec une décision péremptoire, un
mépris évident de leur caractère artistique. Mais il est vrai
aussi que Kafka lui-même a donné l'exemple en commentant
parfois ses contes et en cherchant à en éclaircir le sens. La diffé
rence, c'est qu'à part quelques détails dont il nous explique la
genèse, non la signification, il ne transpose pas le récit sur un
plan qui puisse nous le rendre plus saisissable son langage de
commentateur s'enfonce dans la fiction et ne s'en distingue pas.
Le Journal est rempli de remarques qui semblent liées à un
savoir théorique, facile à reconnaître. Mais ces pensées restent
étrangères à la généralité dont elles empruntent la forme
elles y sont comme en exil, elles retombent dans un mode équi
voque qui nc permet de les entendre ni comme l'expression d'un
événement unique ni comme l'explication d'une vérité univer
selle. La pensée de Kafka ne se rapporte pas à une règle unifor
mément valable, mais elle n'est pas davantage le simple repère
d'un fait particulier à sa vie. Elle est une nage fuyante entre ces
ces deux eaux. Dès qu'elle devient la transposition d'une suite
d'événements qui se sont réellement produits (comme c'est le
cas dans un journal), elle passe insensiblement à la recherche
du sens de ces événements, elle veut en poursuivre l'approche.
C'est alors que le récit commence à se fondre avec son explica
tion, mais l'explication n'en est pas une, elle ne vient pas à bout
. Claude-Edmonde Magny, Les Sandales d'Empédocle.
de ce qu'elle doit expliquer et surtout elle ne réussit pas à le
survoler. C'est comme si elle était attirée, par sa propre pesan
teur, vers la particularité dont elle doit rompre le caractère
clos : le sens qu'ellc met en hranle erre autour des faits, il n'est
explication que s'il s'en dégage, mais il n'est explication que
s'il en est inséparable. Les méandres infinis de la réflexion, ses
recommencements à partir d'une image qui la brise, la rigueur
minutieuse du raisonnement appliqué à un objet nul constituent
les modes d'une pensée qui joue à la généralité mais n'est pensée
que prise dans l'épaisseur du monde réduit à l'unique.
Mme Magny remarque que Kafka n'écrit jamais une platitude,
,et cela non par un raffinement extrême de l'intelligence, mais
par une sorte d'indifférence congénitale aux idées reçues. Cette
pensée est en effet rarement banale, mais c'est qu'elle n'est pas
non plus tout à fait une pensée; elle est singulière, c'est-à-dire
justement propre à un seul, elle a beau employer des termes
abstraits, comme positif, négatif, bien, mal, elle ressemble
davantage à une histoire strictement individuelle dont les
moments seraient des événements obscurs qui, ne s'étant encore
jamais produits, ne se reproduiront jamais. Kafka, dans son essai
d'autobiographie, s'est décrit comme un ensemble de 'particu
larités, parfois secrètes, parfois déclarées, se heurtant sans ceSse
à la règle et ne pouvant ni se faire reconnaître ni se supprimer.
C'est là un ,conflit dont Kierkegaard a approfondi le sens, mais
Kierkegaard avait pris le parti du secret, Kafka ne peut prendre
aucun parti. Cache-t-il ce qu'il a d'étrange., il se déteste, lui et
son destin, il se tient pour mauvais ou dainné; veut-il jeter son
secret dehors, ce secret n'est pas reconnu par la collectivité qui
le lui rend et le lui impose à nouveau.
L'allégorie, le symbole, la fiction mythique dont ses œuvres
nous présentent les développements extraordinaires, sont rendus
indispensàbles chez Kafka par le caractère de sa méditation.
Celle-ci oscille entre les deux pôles de la solitude et de la loi, du
silence et du mot commun. Elle ne peut atteindre ni l'un ni
l'autre, et cette oscillation est aussi une tentative pour sortir
de l'oscillation. Sa pensée ne peut trouver le repos dans le géné
ral, mais quoiqu'elle se plaigne parfois de sa folie et de son confi
nement, elle n'est pas non plus l'absolue solitude, car elle parle
de cette solitude; elle n'est pas le non-sens, car elle a pour sens
ce non-sens; elle n'est pas hors-la-loi, car c'est sa loi, ce bannisse-
ment qui déjà la réconcilie. On peut dire de l'absurde dont on
voudrait faire la mesure de cette pensée ce qu'il dit lui-même du
peuple des cloportes « Essaie seulement de te faire comprendre
du cloporte si tu arrives à lui demander le but de son travail,
tu auras du même coup exterminé le peuple des cloportes. ))
Dès que la pensée rencontre l'absurde, cette rencontre signifie
la fin de l'absurde.
Ainsi, tous les textes de Kafka sont-ils condamnés à raconter
quelque chose d'unique et à ne paraître le raconter que pour
en exprimer la signification générale. Le récit, c'est la pensée
devenue une suite d'événements injustifiables et incompréhen
sibles, et la signification qui hante le récit, c'est la même pensée
se poursuivant à travers l'incompréhensible comme le sens
commun qui le renverse. Celui qui en reste à l'histoire pénètre
dans quelque chose d'opaque dont il ne se rend pas compte, et
celui qui s'en tient à la signification ne peut rejoindre l'obscurité
dont elle est la lumière dénonciatrice. Les deux lecteurs ne
peuvent jamais se rattraper, on est l'un, puis l'autre, on com
prend toujours plus ou toujours moins qu'il ne faut. La vraie
lecture reste impossible.
Celui qui lit Kafka est donc forcément transformé en men
teur, et pas tout à fait en menteur. C'est là l'anxiété propre à
cet art, plus profonde sans doute que l'angoisse sur notre destin
dont il paraît souvent la mise en thème. Nous faisons l'expé
rience immédiate d'une imposture que nous croyons pouvoir
éviter, - contre laquelle nous luttons (par le rapprochement
d'interprétations contraires), et cet effort est trompeur, - à
laquelle nous consentons, et cette paresse est trahison. Subtilité,
astuce, candeur, loyauté, négligence sont également les moyens
d'une erreur (d'une tromperie) qui est dans la vérité des mots,
dans leur puissance exemplaire, dans leur clarté, leur intérêt,
leur assurance, leur pouvoir de nous entraîner, de nous laisser,
de nous reprendre, dans la foi indéfectible en leur sens qui n'ac
cepte ni qu'on lui manque ni qu'on le suive.
Comment nous représenter ce monde qui nous échappe, non
parce qu'il est insaisissable, parce qu'au contraire il y a peut
être trop à saisir? Les commentateurs ne sont pas même fon
cièrement en désaccord. Ils usent à peu près des mêmes mots
l'absurde, la contingence, la volonté de se faire une place dans
le monde, l'impossibilité de s'y tenir, le désir de Dieu,l'absence
de Dieu, le désespoir, l'angoisse. Et cependant, de qui parIent
ils? Pour les uns, c'est un penseur religieux qui croit en l'absolu,
qui espère même en lui, qui en tout cas lutte sans fin pour
l'atteindre. Pour d'autres, c'est un humaniste qui vit dans un
monde sans recours et, pour ne pas en accroître le désordre,
reste le plus possible en repos. Selon Max Brod, Kafka a trouvé
plusieurs issues vers Dieu. Selon Mme Magny, Kafka trouve sa
principale ressource dans l'athéisme. Pour un. autre, il y a bien
un monde de l'au-delà, mais il.est inaccessible, peut-être mau
vais, peut-être absurde. Pour un autre, il n'y a ni au-delà; ni
mouvement vers l'au-delà; nous sommes dans l'immanence, ce
qui compte, c'est le sentiment, toujours présent, de notre fini
tude et l'énigme irrésolue à laquelle elle nous réduit. Jean
Starobinski : « Un homme frappé d'un mal étrange, tel nous
apparaît Fr. Kafka ... Un homme ici se voit dévorer. » Et Pierre
Klossowski : « Le Journal de Kafka est ... le journal d'un malade
qui désire la guérison. Il veut la santé ... il croit donc à la santé. »
Et le même encore : « Nous ne pouvons en aucun cas parler de
lui comme s'il n'avait pas eu de vision ·finale.» Et Sta.robinski:
« .. .il n'y a pas de dernier mot, il ne peut pas y avoi!' de dernier
mot ».
Ces textes reflètent le malaise d'ime lecture qui cherche à
conserver l'énigme et la solution, le malentendu et l'expression
de ce malentendu, la possibilité de lire dans l'impossibilité
d'interpréter cette lecture. Même l'ambiguïté ne nous satisfait
pas, l'ambiguïté est un subterfuge qui saisit la vérité sur le
mode du glissement, du passage, mais la vérité qui attend ces
écrits est peut-être unique et simple. Il n'est p,as
comprenne mieux Kafka si à chaque affirmation on oppose une .
affirmation qui la dérange, si,on nuance infiniment les thèmes
par d'autres différemment orientés. La contradiction ne règne
pas dans ce monde qui exclut la foi mais non la recherche de la
foi, l'espoir mais nonJ'espoir de l'espoir, la vérité ici-bas et au
delà mais non l'appel à une vérité absolument dernière. Il est
bien vrai qu'expliquer une telle œuvre en se référant à la condi
tion historique et religieuse de celui qui l'a écrite, en faisant de
lui une )S orte de Max Brod supérieur, est un tour de passe-passe
peu satisfaisant, mais il est vrai aussi que si ses mythes et ses
fictions sont sans lien avec le passé, leur sens nous renvoie à des
éléments que ce passé éclaire, à des problèmes qui ne se pose-
raient sans doute pas de la même façon s'ils n'étaient déjà théo
logiques, religieux, imprégnés de l'esprit déchiré de la conscience
malheureuse. C'est pourquoi, on peut être également gêné par
toutes les interprétations qu'on nous propose, mais on ne peut
pas dire qu'elles se valent toutes, qu'elles soient toutes égale
me,nt vraies ou également fausses, indifférentes à leur objet ou
vraies seulement dans leur désaccord.
Les principaux récits de Kafka sont des fragments, l'en
semble de l'œuvre est un fragment. Ce manque pourrait expli
quer l'incertitude qui rend instables, sans en changer la direc
tion, la forme et le contenu de leur lecture. Mais ce manque n'est
pas accidentel. Il est incorporé au sens même qu'il mutile; il
coïncide avec la représentation d'une absence qui n'est ni
tolérée ni rejetée. Les pages que nous lisons ont la plus extrême
plénitude, elles annoncent une œuvre à qui rien ne fait défaut,
et d'ailleurs toute l'œuvre est comme donnée dans ces dévelop
pements minutieux qui s'interrompent brusquement, comme
s'il n'y avait plus rien à dire. Rien ne leur manque, même pas ce
manque qui est leur objet ce n'est pas une lacune, c'est le signe
d'une impossibilité qui est partout présente et n'est jamais
admise - impossibilité de l'existence commune, impossibilité
de la solitude, impossibilité de s'en tenir à ces impossibilités.
Ce qui rend angoissant notre effort pour lire, ce n'est pas la
coexistence d'interprétations différentes, c'est, pour chaque
thème, la possibilité mystérieuse d'apparaître tantôt avec un
sens négatif, tantôt avec un sens positif. Ce monde est un monde
d'espoir et un monde condamné, un univers à jamais clos et un
univers infini, celui de l'injustice et celui de la faute. Ce que lui
même dit de la connaissance religieuse « La connaissance est à
la fois degré menant à la vie éternelle et obstacle dressé devant
cette vie », doit se dire de son œuvre tout y est obstacle, mais
tout aussi peut y devenir degré. Peu de textes sont plus sombres,
et pourtant, même ceux dont le dénouement est sans espoir,
restent prêts à se renverser pour exprimer une possibilité ultime,
un triomphe ignoré, le rayonnement d'une prétention inacces
sible. A force de creuser le négatif, il lui donne une chance de
devenir positif, une chance seulement, une chance qui ne se
réalise jamais tout à fait et à travers laquelle son contraire ne
cesse de transparaître.
Toute l'œuvre de Kafka est à la recherche d'une affirmation
qu'elle voudrait gagner par la négation, affirmation qui, dès
qu'elle se profile, se dérobe, apparaît mensonge et ainsi s'exclut
de l'affirmation, rendant à nouveau l'affirmation possible. C'est
pour cette raison qu'il paraît si insolite de dire d'un tel monde
qu'il ignore la transcendance. La transcendance est justement
cette affirmation qui ne peut s'affirmer que par la négation. Du
fait qu'elle est niée, elle existe; du fait qu'elle n'est pas là, elle
est présente. Le Dieu mort a trouvé dans cette œuvre une sorte
de revanche impressionnante. Car sa mort ne le prive ni de sa
puissance, ni ,de son autorité infinie, ni de son infaillibilité:
mort, il n'est que plus terrible, plus invulnérable, dans un
combat où il n'y a plus de possibilité de le vaincre. C'est avec
une transcendance morte que nous sommes aux prises, c'est un
empereur mort que représente le fonctionnaire de La Muraille
de Chine, c'est, dans Le Bagne, l'ancien commandant défunt
que la machine de torture rend' toujours présent. Et, comme le
remarque J. Starobinski, n'est-il pas mort, le juge suprême du
Procès qui ne peut que condamner à mort parce que c'est la
mort qui est sa puissance, la mort qui est sa vérité et non pas
la vie?
L'ambiguïté du négatif est liée à l'ambiguïté de la mort. Dieu
est mort, cela peut signifier cette vérité encore plus dure la
mort n'esi pas possible. Au cours d'un bref récit, intitulé Le
Chasseur Gracchus, Kafka nous raconte l'équipée d'un chasseur
de la Forêt-Noire qui, ayant succombé à une chute dans un
ravin, n'a cependant pas réussi à gagner l'au-delà - et main
tenant il est vivant et il est mort. Il avait joyeusement accepté
la vie et joyeusement accepté la fin de sa vie - une fois tué, il
attendait sa mort dans la joie il était étendu et il attendait.
« Alors, dit-il, arriva le malheur. » Ce malheur, c'est l'impossi
bilité de la mort, c'est la dérision jetée sur les grands subterfuges
humains, la nuit, le néant, le silence. Il n'y a pas de fin, il n'y a
pas de possibilité d'en finir avec le jour, avec le sens des choses,
avec l'espoir : telle est la vérité dont l'homme d'Occident a fait
un symbole de félicité, qu'il a cherché à rendre supportable en
en dégageant la pente heureuse, celle de l'immortalité, d'une
survivance qui compenserait la vie. Mais cette survivance,
c'est notre vie même. « Après la mort d'un homme, dit Kafka,
un silence particulièrement bienfaisant intervient pour un peu
de temps sur la terre par rapport aux morts, une fièvre terrestre
a pris fin, on ne voit plus un mourir se poursuivre, une erreur
semble écartée, même pour les vivants c'est une occasion de
reprendre haleine, aussi ouvre-t-on la fenêtre de la chambre
mortuaire - jusqu'à ce que cette détente apparaisse illusoire et
que commencent la douleur I)t les lamentations. »
Kafka dit encore « Les lamentations au chevet du mort ont
en somme pour objet le fait qu'il n'est pas mort au vrai sens du
mot. Il faut encore nous contenter de cette façon de mourir
nous continuons à jouer le jeu. » Et ceci qui n'est pas moins
clair: « Notre salut est la mort, mais non pas celle-ci. » Nous ne
mourons pas, voilà la vérité, mais il en résulte que nous ne
vivons pas non plus, nous sommes morts de notre vivant, nous
sommes essentiellement des survivants. Ainsi la mort finit-elle
notre vie, mais elle ne finit pas notre possibilité de mourir; elle
est réelle comme fin de la vie et apparente comme fin de la mort.
De là cette équivoque, cette double équivoque qui donne de
l'étrangeté aux moindres gestes de tous ces personnages
sont-ils, comme le chasseur Gracchus, des morts qui achèvent
vainement de mourir, des êtres dissous dans on ne sait quelles
eaux et que l'erreur de leur mort ancienne maintient, avec le
ricanement qui lui est propre mais aussi avec sa douceur, sa
courtoisie infinie, dans le décor familier des choses évidentes?
Ou bien, sont-ils des vivants qui luttent, sans le comprendre,
avec de grands ennemis morts, avec quelque chose qui est fini et
qui n'est pas fini, qu'ils font renaître en le repoussant, qu'ils
écartent lorsqu'ils le recherchent? Car c'est là l'origine de notre
anxiété. Elle ne vient pas seulement de ce néant au-dessus
duquel, nous dit-on, la réalité humaine émergerait pour y retom
ber, elle vient de la crainte que ce refuge même ne nous soit
enlevé, qu'il n'y ait pas rien, que ce rien ne soit encore de l'être.
Du moment que nous ne pouvons sortir de l'existence, cette
existence n'est pas achevée, elle ne peut être vécue pleinement,
- et notre combat pour vivre est un combat aveugle qui ignore
qu'il combat pour mourir et qui s'englue dans une possibilité
toujours plus pauvre. Notre salut est dans la mort, mais l'espoir
c'est vivre. Il s'ensuit que nous ne sommes jamais sauvés et
jamais non plus désespérés, et c'est en quelque sorte notre espoir
qui nous perd, c'est l'espoir qui est le signe de notre détresse,
de telle sorte que la détresse a aussi une valeur libératrice et
nous conduit à espérer ( ( Ne pas désespérer même de ce que tu
ne désespères pas ... C'est justement ce qui s'appelle vivre » ) .
Si chaque terme, chaque image, chaque récit est capable
de signifier son contraire - et ce contraire aussi -:-, il faut
donc en chercher la cause dans cette transcendance de la mort
qui la rend attirante, irréelle et impossible et qui nous enlève
le seul terme vraiment absolu, sans cependant nous enlever
son mirage,. C'est la mort qui nous domine, mais elle nous
domine de son impossibilité, et cela veut dire 'que nous ne
sommes pas nés (( Ma vie est l'hésitation devant la naissance 1))
mais aussi bien que nous sommes absents de notre mort (( Sans
cesse tu parles de mort et pourtant tu ne meurs pas » ) . Si la
nuit, soudain, est mise en doute, alors il n'y a plus ni jour ni
nuit,.il n'y a plus qu'une lumière vague, crépusculaire, qui est
tantôt souvenir du jour tantôt regret de la nuit, fin du soleil et
soleil de la fin. L'existence est interminable, elle n'est plus
qu'un indéterminé dont nous ne savons si nous en sommes
exclus (et c'est pourquoi nous y cherchons vainement des prises
solides) ou à jamais enfermés (et nous nous tournons déses
pérément vers le dehors). Cette existence est un exil au sens le
plus fort nous n'y sommes pas, nous y sommes ailleurs et
jamais nous ne cesserons d'y être.
Le thème de La Métamorphose est une illustration de ce
tourment d'entraîne le lecteur dans une giration où espoir et détresse se
répondent sans fin. L'état de Grégoire est l'état niême de l'être
qui ne peut pas quitter l'existence, pour qui exister c'est être
condamné à retomber toujours dans l'existence. Devenu une
vermine, il continue à vivre sur le mode de la déchéance, il
s'enfonce dans la solitude animale, il s'approche, au plus près,
de l'absurdité et de l'impossibilité de vivre. Mais, que se passe
t-il? Précisément, il continue de vivre; il ne cherche même pas
à sortir de son malheur, mais à l'intérieur de ce malheur il
transporte une dernière ressource, un dernier espoir, il lutte
encore pour sa place sous le canapé, pour ses petits voyages sur
la fraîcheur des murs, pour la vie dans la saleté et la poussière.
Et ainsi, il nous faut bien espérer avec lui, puisqu'il espère, mais
il faut bien aussi désespérer de cet effrayant espoir qui se
poursuit, 'sans but, à l'intérieur du vide. Et puis, il meurt : mort
insupportable, dans l'abandon èt dans la solitude - et pourtant
mort presque heureuse par le sentiment de la délivrance qu'elle
représente, par le nouvel espoir d'une fin à présent définitive.
Mais bientôt ce dernier espoir à son tour se dérobe; ce n'est pas
vrai, il n'y a pas eu de fin, l'existence continue, et le geste de la
jeune sœur, son mouvement d'éveil à la vie, d'appel à la volupté
sur lequel le récit s'achève, est le comble de l'horrible, il n'y a
rien de plus effrayant dans. tout ce conte. C'est la malédiction
même et c'est aussi le renouveau, c'est l'espérance, car la
jeune fille veut vivre, et vivre c'est déjà échapper à l'inévi
table.
Les récits de Kafka sont, dans la littérature, parmi les plus
noirs, les plus rivés à un désastre absolu. Et ce sont aussi ceux
qui torturent le plus tragiquement l'espoir, non parce que
l'espoir est condamné, mais parce qu'il ne parvient pas à être
condamné. Si complète que soit la catastrophe, une marge
infime subsiste dont on ne sait si elle réserve l'espérance ou au
contraire si elle l'écarte pour toujours. Il ne suffIt pas que Dieu
lui-même se soumette à sa propre sentence et succombe avec
elle dans l'effondrement le plus sordide, dans un détraquement
inouï de ferraille et d'organes, il faut encore attendre sa résur
rection et le retour de sa justice incompréhensible qui nous
voue à jamais à l'épouvante et à la consolation. Il ne suffIt pas
que le fils, répondant au verdict injustifiable et irréfutable de
son père, se jette dans le fleuve avec une expression de tranquille
amour pour lui, il faut que cette mort soit associée à la conti
nuation de l'existence par l'étrange phrase finale « A ce
moment, il y avait sur le pont une circulation littéralement
folle », dont Kafka lui-même a affIrmé la valeur symbolique,
le sens physiologique précis. Et enfin, le plus tragique de tous,
le Joseph K. du Procès, meurt, après une parodie de justice,
dans la banlieue déserte où deux hommes l'exécutent sans un
mot, mais ce n'est pas assez qu'il meure « comme un chien », il
doit encore avoir sa part de survie, celle de la honte que l'illimité
d'une faute qu'il n'a pas oommise lui réserve, en le condamnant
à vivre aussi bien qu'à mourir.
« La mort est devant nous à peu près comme le tableau de
la Bataille d'Alexandre au mur d'une salle de classe. Il s'agit
pour nous, dès cette vie, d'obscurcir ou même d'effacer le
tableau par nos actes. » L'œuvre de Kafka, c'est ce tableau
qui est la mort, et c'est aussi l'acte de le rendre obscur et de
l'effacer. Mais, comme la mort, elle n'a pu s'obscurcir, et au
contraire elle brille admirablement de ce vain effort qu'elle
a fait pour s'éteindre. C'est pourquoi, nous ne la comprenons
qu'en la trahissant, et notre lecture tourne anxieusement
autour d'un malentendu.
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